Escalier vers l'infini

Quelle est la posi­tion limite où il faut mettre une brique sur l'autre, afin qu'il ne tombe? Évidem­ment, au milieu de la première brique. En fait, le centre de gravité d'une brique est dans son milieu, de sorte qu’on peut la poser exac­te­ment sur une autre, et après la déplacer de la moitié de sa longueur.

Mais quelle est la posi­tion limite où il faut mettre ce système de deux briques sur une autre brique? Il n'est pas diffi­cile de calculer que le centre de gravité de notre construc­tion de deux briques est situé à distance de 1/4 de la longueur d'une brique du bord de la brique de dessous. En fait, le centre de gravité du système est situé à mi chemin entre les deux bords, c'est à dire à un quatrième à partir du bord de la brique infé­rieure, et doit se projeter sur le bord de la brique de dessous.

Le trac­teur porte encore une brique. Comme nous l'avons vu, les deux premières peuvent être dépla­cées d'un quart de leur longueur pare rapport à celle-ci.

Le papillon est une créa­ture légère, et les conduc­teurs des machines s’amusent à jouer avec elle. Mais voila elle se pose sur les briques. Si elle atterrit sur un point qui se projette sur le brique plus en bas, la construc­tion va tenir. Mais la voila voler encore et se poser un peu plus à droite, et l’esca­lier perd son équi­libre. Le soule­va­teur doit se dépê­cher pour soutenir la construc­tion afin qu'elle ne s’écroule pas. Cela nous montre une fois de plus que les dépla­ce­ments de $1/2$ et $1/4$ de la longueur sont les maximum auto­risés, lorsque l’esca­lier est construit sans ciment, et il ne se tient que pour la gravité des briques.

Mais où est le centre de gravité du système de trois briques? Le centre de gravité des deux premières briques se projette sur le bord de la brique-dessous, qui a son centre de gravité dans le milieu. Mais main­te­nant, les poids corres­pon­dants à ces deux centres ne sont pas les mêmes: nous avons à droite la masse de deux briques, et è gauche celle d’une seule. En conséquence, la ligne verti­cale passant par le centre de gravité du système de trois briques divise la distance entre le centre et le bord de la brique-dessous, calculée à partir du centre, en deux parties qui sont dans le rapport 2:1. Cette ligne est donc loin du bord de $1/6$ de la longueur d'une brique.

De la même façon nous pouvons calculer que, si l’on veut bâtir un esca­lier sans utiliser le ciment, on peut le faire en déplaçant à chaque fois le système de $n$ exac­te­ment de $1/2n$ la longueur d'une brique par rapport au bord de la brique plus en bas. Nous allons faire ainsi, nous déplaçant du maximum auto­risé à l'hori­zon­tale à chaque étape.

Obser­vons les dépla­ce­ments des premières briques de l'esca­lier: $1/2$, $1/4$, $1/6$, $1/8$. Lais­sant à part les deux premiers termes, nous regrou­pons $1/6$ et $1/8$ en ce que les mathé­ma­ti­ciens appellent un "bloc". Déplaçons les bords des briques de façon que tous les dépla­ce­ments dans le bloc sont les mêmes, et égaux au plus petit, c'est-à-dire à $1/8$. Le dépla­ce­ment totale à ajouter est de $2\cdot1/8=1/4$ de la longueur d'une brique.

Bien sûr, nous sommes libres de diviser notre esca­lier en blocs comme il nous plait. Le bloc suivant sera composé de quatre briques. Cela corres­pond à un dépla­ce­ment total de $1/10 + 1/12 + 1/14 + 1/16$. Pour estimer le dépla­ce­ment dans chaque bloc, nous allons procéder de la même façon. Nous répé­tons ce que nous avons fait avec le premier bloc, c'est à dire déplaçons les briques de sorte que leurs dépla­ce­ments sont tous égaux au minimum dans ce bloc. Nous obte­nons que notre esca­lier en hori­zon­tale se déplace 4 fois $1/16$, soit $4\cdot 1/16 = 1/4$ de la longueur d'une brique. Cela signifie que le dépla­ce­ment en hori­zon­tale de l’esca­lier du à ce bloc était à l’origine plus que $1/4$ de la longueur d'une brique.

Est-ce que vous avez compris la règle géné­rale ? Le bloc suivant sera composé de $2^{3}$ briques, et le dépla­ce­ment plus petit sera de $1/2^{5}$ de la longueur d'une brique, de sorte que le dépla­ce­ment total, donné par ce bloc, sera lui aussi supé­rieur à $1/4=2^{3}\cdot1/2^{5}$.

De cette façon, tout l’esca­lier peut être divisé en blocs. Le $n$-ième bloc sera composé de 2$n$ briques, et le moindre dépla­ce­ment dans ce bloc sera $1/2^{n+2}$ la longueur d'une brique. La longueur totale du bloc sera supé­rieure $2^n\cdot{1/2}^{n+2}=1/4$.

Il est main­te­nant évident que lorsque le nombre $n$de blocs tend vers l'infini, la longueur de l'esca­lier à l’hori­zon­tale, qui est supé­rieure à $n$/4, ira à l'infini.

Multi­plions par $2$ chaque terme de la série, puis nous rédui­sons les frac­tions. Nous obte­nons la série $1+1/2+1/3+1/4+1/5+1/6+1/7+...+1/n+...$ Cette série est appelée harmo­nique. Elle joue un rôle impor­tant parmi les séries, une sorte de «fron­tière». Si vous construisez un esca­lier (déjà à l'aide du ciment), avec des dépla­ce­ments plus grand que $1/n$ (c’est-à-dire, le déno­mi­na­teur sera un nombre infé­rieur à $n$), cet esca­lier ira à l'infini dans la direc­tion hori­zon­tale. 

En mathé­ma­tiques, cette propriété est appelée la «diver­gence de la série » et signifie que étant donné un nombre aussi grand que l’on veut, on peut toujours trouver un certain nombre de termes de la série tels que leur somme est supé­rieure au nombre donné. Un des critères de diver­gence est juste la compa­raison avec la série harmo­nique.

En s’éloi­gnant, les conduc­teurs des machines se disent:
– C'est incroyable, vrai­ment l'esca­lier va arriver jusqu’à ce point?
– Nous venons de le prouver : nous pouvons prendre n'importe quel nombre de blocs, dont chacun dépasse $1/4$ de la longueur d'une brique ...